top of page

LES MAÎTRES

L’atelier des maîtres depuis la table de pose

Le visage rayonnant à la chevelure fauve et les proportions parfaites d’un corps ferme et élancé à la taillée marquée, font de la jeune Juana Romani un modèle recherché tant pour « la tête » que pour « l’ensemble ». Sans doute par ses « emballements de Méridionale » (René Morot), elle attire très vite l’attention d’artistes confirmés originaires de Toulouse, notamment Alexandre Falguière, membre de l’Institut et professeur à l’École des beaux-arts, son élève, le sculpteur et peintre Antonin Mercié, ainsi que les peintres Benjamin-Constant et Jean-André Rixens, tous anciens élèves de l’école des beaux-arts de Toulouse. Il est probable que Falguière, lié à Jean-Jacques Henner et à Carolus-Duran, ait été l’intermédiaire auprès de ces deux maîtres qui la prennent pour modèle, puis comme élève de « l’atelier des dames ».

 

Parallèlement, elle devient le modèle de prédilection du jeune Victor Prouvé alors qu’elle ne pose encore qu’occasionnellement pour Ferdinand Roybet. C’est en se saisissant des bouts de fusain tombés à terre qu’elle exerce progressivement sa main, copiant les dessins déjà réalisés. En étant modèle, elle est au plus proche de la création et des fabriques de l’atelier. Plusieurs peintres relèvent les qualités dont elle témoigne, se trouvant ainsi encouragée dans sa démarche qui se poursuit dans la lecture d’ouvrages d’histoire de l’art, les visites des musées ou la consultation d’estampes. La transmission d’un répertoire iconographique mettant en scène des femmes puissantes et d’une tradition picturale allant des maîtres de la Renaissance italienne – Vinci, Corrège, Titien – à Velázquez, sans oublier Rembrandt, est manifeste. La collection qu’elle se constitue révèle en outre un grand intérêt pour Eugène Delacroix dont elle possède de nombreux dessins. Toutefois la plus grande place sera accordée à Roybet dans l’atelier duquel elle entre en 1887 et qui devient dès lors son « seul et unique Maître » (Juana Romani). 

Victor PETER (1840 - 1918) 

Praticien pour Alexandre Falguière et pour Antonin Mercié, Victor Peter est un témoin privilégié de la vie de leurs ateliers. Il mène parallèlement une carrière de sculpteur et de graveur en médailles. Des sujets animaliers ainsi que des portraits d’artistes et de ses proches sont régulièrement exposés au Salon sous forme de médaillons ou de plaquettes. La médaille - inédite - qu’il réalise en prenant Juana Romani pour modèle a ceci de particulier qu’elle n’a pas encore le statut d’artiste, comme en témoigne l’inscription qui encadre son profil : « Giovanina Carolina », à la tonalité affectueuse, renvoie à un moment où la transposition hispanique de son prénom n’a pas encore été effectuée. Le délicat bas-relief traduit ses traits juvéniles qui se distinguent par son naturel et son apparence radieuse. Il est probable qu’il ait été réalisé au moment où elle pose dans l’atelier d’Alexandre Falguière. Un autre tirage de ce médaillon - dans des dimensions proches du modelage original - a été choisi pour être encastré dans la pierre tombale où figurent gravés ses noms de baptême et d’artiste.

Alexandre FALGUIÈRE (1831-1900)

Lors du Salon de 1884, le sculpteur Alexandre Falguière, académicien et professeur à l’École des beaux-arts, fait sensation en présentant une Nymphe chasseresse dans une posture peu conventionnelle. Personnalité définie comme méridionale, Falguière a sans doute été séduit par le caractère volontaire et enjoué de son modèle, Juana Romani, dont il retranscrit fidèlement la physionomie et les traits pour incarner cette divinité féminine. Connu pour réaliser des moulages d’après nature, il avait déjà présenté en 1882 une Diane inspirée par Hortense Fiquet, la compagne de Paul Cézanne. La pose hardie de ce nu féminin grandeur nature, en équilibre sur une jambe, rappelant le Mercure de Jean de Bologne, lui aurait été inspirée par son modèle. La popularité de cette sculpture conduit à des déclinaisons sous forme de « bibelot », en bronze ou en plâtre, en fonction des bourses. La complicité entre le modèle et le maître s’exprime également dans une œuvre inédite dans le corpus du sculpteur, buste en plâtre auquel Ferdinand Roybet a collaboré en réalisant la patine, contribuant de cette manière à rendre le portrait de Juana Romani plus vivant encore.

Jean-Jacques Henner (1829-1905)

La jeune Italienne entretient avec Jean-Jacques Henner une relation mêlée d’admiration et d’affection qui remonte au milieu des années 1880 alors qu’elle n’était que modèle professionnel. Si Juana Romani n’a peut-être pas posé pour la fameuse liseuse de 1883, elle a pu inspirer d’autres variantes de cette composition d’autant qu’elle est définie par le maître comme une grande lectrice, avide de connaissances artistiques. L’atelier d’Henner est en effet un lieu d’apprentissage privilégié parallèlement à « l’atelier des dames » qu’elle a dû fréquenter. Juana Romani retient du travail d’Henner, dans sa filiation avec Corrège et Caravage, ses figures bibliques ou mythologiques dénuées de leurs attributs dans des mises en scène dépouillées dans des forts clairs-obscurs. Ancien prix de Rome, membre du jury et assidu des dîners mondains, le maître est un élément clef dans ces jeux d’influence qui se jouent sur la scène artistique parisienne. Il en fait profiter la jeune peintre en l’appuyant notamment pour son premier Salon de 1888. Elle saura lui témoigner sa reconnaissance en le considérant comme son maître à l’égal de son compagnon, Ferdinand Roybet.

Charles Auguste Émile DURANT dit CAROLUS-DURAN (1837-1917)

D’origine modeste, Carolus-Duran est devenu un portraitiste renommé à la clientèle internationale, lorsque Juana Romani pose pour une esquisse, son visage de profil dans une attitude mélancolique, et pour L’Éveil (1886), œuvre caractéristique de ses dernières recherches de renouvellement du nu sous l’influence de Velázquez et de Corrège. L’interprétation du réel au regard des maîtres le conduit à se montrer attentif à la description des singularités de son modèle tout n’en échappant pas à une forme d’idéalisation. Les peintres espagnols constituent pour lui un enseignement sans cesse renouvelé à tel point que certains voient en lui un « Velázquez français ». Maître très prisé des artistes étrangers, il ouvre un atelier pour les hommes et « l’atelier des dames » dont il partage la direction avec Henner et que Juana Romani fréquente entre 1886 et 1889, à un moment où Carolus-Duran est très présent. Même si elle ne semble pas s’en revendiquer, il est probable qu’elle ait beaucoup appris de cet attachement à la tradition comme mode de transcription de la réalité.

Victor PROUVÉ (1858-1943)

Victor Prouvé est un jeune peintre ambitieux, élève d’Alexandre Cabanel, lorsqu’il rencontre à Paris, sans doute au début de l’année 1883, Juana Romani qui devient rapidement son modèle de prédilection. Elle n’a alors que seize ans mais c’est aux côtés du peintre nancéen que s’affirme sa propre vocation artistique. La jeune femme, identifiable dans les compositions de cette période, se prête à tous les jeux de travestissement allant du portrait de fantaisie à des mises en scènes théâtrales de sensibilité romantique. L’artiste essaie alors de se frayer une voie dans la lignée des maîtres parisiens alternant peinture d’histoire, scènes de genre et représentation du nu féminin. Parallèlement, Prouvé allie l’intime à son travail, son modèle lui inspirant des œuvres dans lesquelles leur complicité transparaît. À compter de 1887, Juana Romani disparaît de ses compositions mais ce temps d’échange se percevra longtemps dans les recherches de la peintre au travers de citations formelles ou de références littéraires.

Jean-André RIXENS (1846-1925)

Jean-André Rixens était l’un de ces artistes originaires des « provinces du Midi » que Juana Romani a côtoyé à Paris alors qu’elle débutait son activité de modèle. À l’instar d'Antonin Mercié ou de Benjamin-Constant, il était issu de l’école des beaux-arts de Toulouse et avait étudié à l’École des beaux-arts de Paris dans l’atelier d’Alexandre Cabanel. La modèle italienne a été identifiée dans deux compositions du peintre. Au Salon de 1884, elle apparaît sous les traits d’une jeune femme en buste dénudé qu’elle tente de dissimuler avec pudeur, quelques roses dans la main. La toile Coquetterie a été conçue dans le goût de Charles Chaplin et dans une approche témoignant d’une sensibilité naturaliste. Depuis l’échec au Prix de Rome de 1873, Rixens s’était progressivement affranchi des « grandes machines » au profit de portraits, de thématiques sociales ou de nus féminins suggestifs. Exposée au Salon un an avant CoquetterieLa Gloire (1883) est l’une de ses dernières peintures d’histoire. Si l’esquisse met en scène un peintre éprouvé par le travail et étreint par une allégorie - sous les traits de Juana Romani -, la composition finale (non localisée) figure un musicien dans une posture identique, devant son piano, les partitions au sol, récompensé de la même manière par une allégorie au traitement plus idéalisé. Il est possible que cela soit par l’intermédiaire de Rixens que la future peintre rencontra Alexandre Falguière, connu pour entretenir une confraternité entre les artistes « méridionaux ».

bottom of page